L'œuvre d'Ipoustéguy

par John Updike

L'œuvre de Jean Ipoustéguy m'a frappé pour la première fois dans le Jardin des Sculptures du Musée Hirshhorn de Washington, D.C. En ce lieu, à portée de vue du grand obélisque érigé en l'honneur de George Washington, et parmi de modernes sculptures d'extérieur aux signatures s'étendant de Rodin à David Smith, le vigoureux nu masculin, Homme passant la porte (1966), au visage sans expression de poupée ou de robot, pousse des deux mains et d'une partie de la jambe une porte à claire-voie tandis que de l'autre côté de cette porte, une tête de chien se blottit contre la hanche de l'homme, dont le corps est partiellement écorché. Que peut signifier cette œuvre ?, me suis-je demandé – ce « double point de vue » à la fois solennel et comique, ce mélange d'anatomie humaine musclée et de formes aux bords droits – les persiennes, les montants de la porte, le disque lisse dans l'une des mains de l'homme. « J'ai cassé l'œuf de Brancusi », a déclaré un jour Ipoustéguy, lors d'une de ses nombreuses et spirituelles auto-explications offrant de clarifier l'accès à une sculpture qui demeure résolument énigmatique, empreinte d'une virtuosité distante bien que porteuse d'énergie.

Dans cette œuvre unique, certains éléments d'un Ipoustéguy font retour au réalisme physique exploré avec jubilation par les maîtres de la Renaissance et néo-classiques, tandis que d'autres, étroitement juxtaposés aux précédents, relèvent d'une sensibilité futuriste, celle des simplifications du modernisme et même du minimalisme. Une agitation brillante, provocatrice, nous déstabilise en éreintant, corrodant, et découpant en dégradés de parfaites silhouettes figuratives. La Femme au bain (1966) , dont le corps aux longues jambes est amené à un intense poli et finement détaillé aux dents et aux orteils, comporte une carapace à charnières qui, une fois relevée, révèle les mamelons, le nombril, un joli ventre. La Maison (1976) arbore un masque cérémonieux et impassible dissimulant une tête rejetée en arrière en pleine extase orgastique. « Toute œuvre vient du corps et y revient », a dit l'auteur. Cependant, l'organique est soumis à l'inorganique : il a ainsi décrit un aspect de son œuvre comme « l'anatomie des hommes mêlée à une sorte d'environnement ». Sa sculpture de la période de maturité n'est pas cubiste mais insiste sur ce qu'il a appelé « plusieurs points d'espace à la fois ». Il travaille les matériaux traditionnels de la permanence – le bronze, le marbre – mais par jeu, imite les textures du papier et la forme des fractures, recherchant de « vivantes contradictions », improvisant aux intersections de l'intérieur et de l'extérieur, de l'architectural et de l'humain, du fluide et du figé, du multiple et du singulier. Son œuvre plus tardive, subvertissant encore davantage l'illusion de volumes stables, est devenue de plus en plus linéaire – traçant dans l'air des lignes de métal inflexible.

Bien qu'il ait été récompensé d'un prix éminent (prix Bright, ndlr) à la Biennale de Venise en 1964 et de nombre de commandes publiques en France même, Ipoustéguy n'est mentionné qu'à la marge dans les études sur l'art moderne, et peu d'expositions lui ont été consacrées aux États-Unis. Peut-être sa sculpture déconcerte-t-elle, avec sa complexité agitée et son contenu narratif considérable, bien qu'obscur. Elle apparaît
« littéraire », alors que ce n'est pas un compliment. Une sculpture d'Ipoustéguy ne décorerait pas modestement un luxueux appartement moderne, pas plus qu'elle ne servirait, telle un mobile de Calder rivé et peint ou un monolithe patiemment arrondi d'Henri Moore, à orner un paisible espace extérieur. Un Ipoustéguy perturbe ; requiert un second examen ; défie les attentes. L'art qui a rencontré une approbation emblématique dans la seconde moitié du vingtième siècle ne demandait pas d'interaction complexe : les œufs de Brancusi, les toiles uniformément éclaboussées de Pollock, les grandes formes abstraites de Newman et Rothko, les boîtes façonnées du minimalisme, en nous stupéfiant, nous plongent dans cette pensée suspendue qui nous accompagne lorsque nous sommes face aux réalisations colossales de la nature ou de l'ingénierie humaine ; cet art-là asserte plus qu'il n'invite au discours. Ipoustéguy, lui, connaisseur des téguments, cherche è se glisser sous la peau du spectateur et à l'y démanger. Faisant allusion à une armée de styles sculpturaux antérieurs – le barbare martelé, le monumental romain, le piétiste médiéval, l'écorché des écoles de médecine –, il exploite une palette complète de techniques et de méthodes, mais toutes sous l'aspect de la permanence. Pour lui, point de sculptures de corde, d'assemblages temporaires de briques ou de poupées de plastique. Il appartient, ne serait-ce qu'avec une ironie consciente, à la tradition grandiose de la sculpture et fait résonner, en cette compagnie, une note française d'esprit chaleureux et d'introspection acharnée.

Je fus suffisamment frappé par les deux œuvres du Hirshhorn (l'autre étant David et Goliath, de 1959) pour procéder à quelque recherche à la bibliothèque du Musée Fogg à Harvard et rédiger un article sur Ipoustéguy pour mon livre d'essais sur l'art, Just Looking (1989). En vertu de mon modeste travail d'appréciation, je fus invité à rencontrer Ipoustéguy lors de sa visite aux États-Unis quelques années plus tard. Les photographies de lui que j'avais souvent vues le montraient travaillant torse nu, tel un Vulcain gaulois à sa forge ; or, bien que doté d'une charpente aux muscles saillants, il me frappa par sa petite taille. Son anglais était aussi fragmentaire que l'était mon français, et en tout cas je n'ai pu que répéter les expressions d'admiration que j'avais déjà exprimées dans mes textes. Mais ce fut une rencontre qui reste gravée dans ma mémoire, et précieuse pour mon sens de l'art et de qui l'élabore. L'origine d'une si grande force épique de création se révélait à simple taille humaine.

Traduit de l'américain par Danielle Bailly

«Il appartient
ne serait-ce qu'avec
une ironie inconsciente,
à la tradition grandiose
de la sculpture.»

John Updike